Chaque jour, des milliers de personnes arpentent, montent, descendent les rues. Parmi cette multitude d'individus, parfois nos vies s'accrochent à les leurs, les entrelacent, parfois nos liens s'usent, se défont, se brisent, se retrouvent; beaucoup avancent tournés sur eux-mêmes, fermés aux choses qui les entourent, qui pourraient leur apparaître. Une personne peut être physiquement présente et mentalement ailleurs, déconnectée, restant fermée sur elle-même.
Or, je vous invite à faire l'expérience, lorsque vous marchez, d'ouvrir vos yeux, de les ouvrir réellement, en prenant pleinement conscience de l'environnement qui vous entoure.
Certaines personnes y verront peut-être le détail d'une architecture, et d'autres, la beauté d'un arbre, d'un graffiti, la douceur des tons dont le ciel s'est coloré. Tout ceci relève de la sensibilité humaine, de nos perceptions individuelles, et sont à l'origine d'une émotion. J'imagine que la sensibilité varie d'une personne à une autre, en intensité, et également selon l'objet en question qui parle à cette sensibilité.
L'idée de la sensibilité variant d'une personne à une autre, cela a quelque chose d’extrêmement touchant. Si "je" ne "vois" pas un objet que nous appellerons "x", une autre personne peut y être réceptive, et grâce aux mots, au langage, révéler à "je" la beauté de l'objet en question. Ainsi, la sensibilité se partage, est également une affaire de connexion, et de communication, on peut partager une émotion face à une beauté, un sentiment qui nous est apparu, au travers d'un objet qui nous est extérieur.
James Joyces, un écrivain britannique du XXe siècle crée le concept d'"épiphanies" pour qualifier le moment de l'expérience esthétique. A l'origine, le terme épiphanie a un sens religieux, et sert à nommer une apparition divine sur terre, comme par exemple celle de Jésus aux mages. A contrario, une épiphanie esthétique peut s'appliquer à un événement immanent, qui n'a donc rien de divin, qui est tout à fait terrestre. L'épiphanie esthétique, c'est par exemple ce que vous apparaît lorsque vous prenez le temps de contempler un paysage, un coucher de soleil, un ciel étoilé, un vitrail, que votre attention est toute engagée à en saisir la beauté de sa singularité, de ses couleurs, la poésie qui s'en dégage.
Mais qu'est ce qu'une expérience? Dans l'ouvrage sur lequel je me base pour vous écrire ces mots, l'auteur nous en donne trois définitions différentes.
- L'expérience comme ensemble de nos connaissances sensibles. Elle proviendrait alors de la stimulation d"organes sensibles, qui sont donc à la source de l'expérience. Nos cinq sens (la vue, l'ouïe, le goût, le toucher, l'odorat) sont un moyen d’accéder à l'expérience.
- L'expérience comme totalité de nos représentations, "perceptuelles, langagières ou imagées". Il s'agit en fait de la totalité des images mentales qui peuvent nous envahir.
- L'expérience comme un vécu subjectif. C'est le sens que l'on emploie le plus fréquemment dans la vie courante. "j'ai fait l'expérience de manger une pomme".
Quelle différence entre "artistique" et "esthétique"?
On pourrait penser ces deux mots synonymes, ou du moins très proches. Or, "artistique" s'applique uniquement au domaine du "faire", c'est le résultat d'une technique, d'un travail sur une oeuvre, d'une création.
En revanche, l'"esthétique" ne se limite pas au domaine des œuvres d'art, car tout peut être ou devenir esthétique.
Par exemple, si vous vous baladez en forêt, vous pouvez tomber hasardeusement sur un paysage qui n'a bénéficié d'aucune intention artistique, d'aucune modification qui le ferait accéder au statut de "création artistique", mais que vous pouvez trouver esthétique. Et inversement, il est aussi tout à fait possible de trouver inesthétique une oeuvre d'art. La notion d'esthétique peut également varier selon le contexte et s'appliquer, ou non, à un objet. Je reprends le même exemple que Schaeffer, celui de la lune, car tantôt, elle est utilisée utilitairement comme guide, et a donc moins de valeur esthétique que si elle est utilisée comme objet symbolique de rêve et d'évasion.
La notion d'esthétique existe dans le regard de celui qui regarde l'objet. La qualité "esthétique" ne fait pas partie de l'objet en lui-même. C'est l'appréciation positive ou négative de celui qui regarde qui rajoute cette propriété à l'objet. Tout peut alors devenir esthétique (ou ne pas le devenir!), et mystérieusement (ou non) parfois il y a un consensus lorsque plusieurs personnes, plusieurs regards se croisent et se mettent d'accord sur la qualité esthétique d'un objet.
Dans Journée de Lecture Proust note que ce que les lectures de notre enfance "laissent surtout en nous, c'est l'image des lieux et des jours où nous les avons faites" donc un condensé d'affects. Cela remonte à bien loin maintenant, mais j'ai en moi ce souvenir; j'étais encore en primaire, un coin de la salle était dédié à des livres imagés pour enfants. Il y avait également des jeux ludiques, des puzzles... Je me rappelle d'un livre imagé dans lequel était figuré ce tableau de Kandinsky. Je ne sais pas pourquoi, mais quand j'étais petite, j'aimais regarder l'image de ce tableau, regarder ces ronds imparfaits et colorés me rendait heureuse. Plus tard j'ai voulu savoir qui en était l'artiste, et lorsque je le vois, je me vois petite, en classe de CP, plantée devant ce livre.
Lorsque vous éprouvez une émotion devant un objet, une oeuvre; demandez-vous quel souvenir pourrait être en lien avec ce même objet. Jean-Marie Schaeffer nous parle de l'émotion comme moyen de rendre le passé présent, car cette émotion est potentiellement l'expression d'un fragment de notre passé, d'un fragment de nous qui resurgit. Selon, lui "un état émotif est un état vécu par un individu et toute sa réalité réside dans la singularité de ce vécu qui implique la personne entière". Ainsi, l'expérience esthétique a un enjeu double, puisqu'en faisant l'expérience d'un objet externe à moi, je suis à la fois connectée au monde et à ma propre histoire. L'expérience esthétique est à la fois rencontre avec le monde, et rencontre avec soi-même. Cette double rencontre nous fait prendre conscience que l'expérience esthétique est une expérience vivante, qui nous fait prendre conscience que l'on est en vie, en étant sensible, sentant. L'oeuvre devient alors signifiante et intime, tout comme l'attention initiale portée vers cette oeuvre. Elle obtient un sens qui n'est alors plus hazardeux, et devient un objet de connaissance à part entière.
Pour cet article je me suis aidée de
Jean-Marie Schaeffer. L'Expérience Esthétique. NRF Essais. Gallimard. 2015
http://uk.businessinsider.com/why-new-zealand-has-glowing-luminosity-caves-glow-worm-photos-2015-7